« Contrairement aux idées reçues, l’art culinaire est aussi un terrain de réflexion et de recherche. Je n’ai jamais été une « recettiste ». Les recettes ne m’intéressent que pour la préservation du patrimoine »
Je suis née à Oujda, ce qui fait de moi une fille des frontières. Dans cette région du Maroc, on aime recevoir et partager. J’ai quitté ma ville natale pour un mariage arrangé avec un lointain cousin qui vivait à Paris. Avant l’âge de 25 ans, j’avais déjà trois enfants.
Je voulais faire du cinéma… non pas pour jouer dans les films, mais raconter des histoires et les filmer. Malheureusement cela n’a pas été possible pour plusieurs raisons. J’ai préparé une licence de littérature arabe à l’université Paris VIII, car j’aimais la lecture. Les livres ont sauvé mon adolescence ennuyeuse et ont nourri mon imagination. J’ai découvert Honoré de Balzac à l’âge de 13 ans avec Le Père Goriot, Les illusions perdues... Je dévorais les livres de Najib Mahfoud comme beaucoup de jeunes de mon âge au collège Pasteur et j’écrivais des petites histoires qui restaient au fond d’un tiroir. L’ethnologie à l’Ecole pratique des hautes études de Paris m’a permis de poser les bonnes questions sur les origines, les pratiques et les coutumes. Je n’ai jamais pensé à faire carrière avec des diplômes. L’université était là pour assouvir ma soif d’apprendre. L’éducation et l’apprentissage m’ont permis d’être libre.
Je suis une femme issue d’un milieu modeste. Je ne pouvais pas… je ne peux toujours pas être insensible aux problèmes des femmes. J’ai milité dans les banlieues, j’ai aussi été interprète dans les hôpitaux auprès des femmes maghrébines et j’ai travaillé pendant deux années en tant que conseillère technique au ministère des droits des femmes. On ne règle pas tous les problèmes, mais on fait avancer les choses. Une période riche. J’étais un peu utopiste, car je pensais être capable de changer le monde comme d’autres jeunes. Le monde n’a pas changé, mais nous, oui.
C’était la période où l’on luttait pour l’accès des femmes aux métiers qui n’étaient jusque-là destinés qu’aux hommes. Lutter contre le sexisme et les idées reçues, tout en aidant les femmes et jeunes filles à connaître leurs droits.
Contrairement aux idées reçues, l’art culinaire est aussi un terrain de réflexion et de recherche. Je n’ai jamais été une «recettiste». Les recettes ne m’intéressent que pour la préservation du patrimoine. Ouvrir un restaurant, c’est aussi partager ma culture avec les autres, créer des emplois et valoriser notre savoir-faire. Depuis 33 ans, grâce à mon restaurant, je donne des conférences dans le monde entier, j’écris des livres et je partage de grands moments avec des passionnés de l’art culinaire comme moi.
La cuisine est l’un des derniers liens forts qui reste à l’humanité. Par la transmission, j’essaie de préserver ce qui risque de disparaître à travers des techniques et des recettes oubliées, prendre soin de ce patrimoine culinaire, le consigner et le transmettre. Nous venons d’une civilisation riche. Il est de mon devoir d’être à la hauteur de cet héritage. J’aurais tant aimé faire plus, mais mes moyens sont limités et réunir nos forces et travailler avec d’autres passionnés au Maroc reste un souhait ...
Difficile de répondre à votre question. J’ai vécu des situations où le fait d’être femme a été très difficile, voire cruel parfois… mais ce sont des situations qui m’ont forgée. Ils ont fait de moi ce que je suis en partie aujourd’hui. Dans les années 80, rares étaient les restaurants marocains tenus et gérés par des femmes. Il fallait se battre sur tous les fronts. Même pour obtenir un crédit, c’était de l’ordre de l’impossible. La restauration est un métier d’homme pour certains banquiers. La ténacité et le travail ont fini par les convaincre et forcer le respect.
Sans apport personnel, sans garantie, une femme sans expérience dans le métier de la restauration qui est phallocrate, ce n’était pas gagné. Tous les banquiers ont refusé de m’accorder un crédit. J’ai trouvé une idée toute simple qui s’est finalement avérée géniale... Vendre les repas par avance. J’ai emprunté une salle à une association dans laquelle j’ai réuni des amis qui, à leur tour, ont invité leurs amis. Je leur ai présenté mon projet. Leur réaction a été magnifique. Ils ont tous acheté des repas par avance et ont dû attendre la réalisation du projet pour goûter à ma cuisine. Cela a duré une année. L’argent que je récoltais était déposé à la banque comme apport personnel. J’ai fini par trouver un restaurant qui était au bord de la faillite, son propriétaire me l’a vendu à crédit et l’argent récolté des ventes des repas a finalement servi pour les travaux. Tout est possible si la passion, le travail et le sérieux sont réunis.
Comme beaucoup de gens, le bonheur de savoir que le travail a été remarqué. Pour moi, ces décorations me donnent l’envie de continuer des projets pour une meilleure formation.
J’ai eu le plaisir de former des jeunes à une cuisine marocaine traditionnelle et l’ajuster aux nouvelles techniques de cuissons et aux goûts actuels sans la dénaturer. La carte est signée Fatema Hal, mais l’équipe en place mérite mon admiration. Les jeunes retrouvent le respect des saisons et apprennent à choisir les meilleurs produits pour une cuisine marocaine qui exige l’excellence.
Les conférences données dans des lieux prestigieux comme l'université de Georgetown à Washington ou la villa Médicis restent des moments de partage inoubliables. Mais celles que je donne dans le cadre de petites associations de banlieues ou de mairies semblent plus utiles et j’aime être utile.
Il y en a un qui me tient particulièrement à cœur : avoir au Maroc des écoles hôtelières dignes de notre Cuisine. Cela relève malheureusement encore du domaine de l’impossible… Je voudrais aussi développer une web TV qui informe et enseigne les techniques et le savoir-faire marocains.
Fatema Hal
Née le 5 Février 1952
À Oujda
Vit à Paris
Profession : Cuisinière et auteure.