« Promouvoir l’entrepreneuriat féminin, c’est produire des modèles durables, inspirer les générations futures. Construire une culture, se construire une identité »
Je suis née à Fes, entourée de cinq sœurs, dans une famille aimante où, je peux le dire maintenant, je n’ai jamais manqué de rien. A l’époque, j’ai pu connaître le bonheur du vivre ensemble, j’y ai passé les plus tendres moments de mon enfance et de mon adolescence. Je n’oublierai jamais la bienveillance qui nous bordait : grands parents, cousins, voisins, on appartenait à une communauté. Très jeune, j’étais passionnée par le milieu médical et par les relations humaines, le métier de pharmacienne correspondait parfaitement à mes attentes. Après l’obtention de mon baccalauréat, j’ai quitté Fès pour aller étudier en France. Après 6 belles années d’études et de vie, je me suis installée à Rabat en tant que pharmacien d’officine en 1983.
J’ai moi même connu de longues heures interminables sur les lits d’hôpitaux, et pu, très vite, développer l’empathie et m’imposer des valeurs humaines. Enfant, j’ai été atteinte d’un virus qui a limité ma mobilité, faisant basculer ma vie et ce, dès l’âge de deux ans. Pourtant, mes parents n’ont jamais fait cas de mon handicap. Pour rattraper un retard de deux ans à l’école, mon père m’apprenait à lire et à écrire à la maison. Il m’a transmis une véritable leçon, où le maître mot est la dignité. Malgré sa disparition précoce, ce sentiment ne m’a jamais quittée. Pour moi, le handicap a joué un rôle moteur, que ce soit sur le plan personnel ou professionnel. Non, le handicap n’est pas une fatalité, seulement, les personnes handicapées au Maroc ont besoin que l’on se penche sur leurs droits, la plupart du temps bafoués.
Été 77, après l’obtention de mon baccalauréat j’ai rendu visite à ma sœur, étudiante en médecine à la faculté de Rabat. Séduite par son environnement, j’ai pu m’y projeter et j’ai très vite voulu poursuivre mes études à Rabat. Seulement, ma mère était très ambitieuse. N’ayant pas pu poursuivre des études et connaissant la valeur de l’éducation, elle nous a poussées, mes sœurs et moi, à nous réaliser. Pour elle, l’ambition est une volonté de réalisation de soi, il était hors de question pour ma mère que je poursuive mes études au Maroc. Consciente de mon handicap, je ne m’autorisais même pas le rêve du voyage. Pourtant, avec très peu de moyens, elle m'a littéralement mise dans l'avion et propulsée dans un environnement qui m’était totalement étranger. Naturellement, il n’était pas question de contester, ma mère, jeune veuve avec 6 filles à charge, nous a éduquées dans une rigueur et une discipline sans faille; avec 0 droit à la constestation. Une ambition comparable à une métaphore de Marguerite Duras, Un barrage contre le pacifique, un livre qui d’ailleurs m’a beaucoup émue. C’est un choix motivé par ma mère et j'y ai trouvé mon compte. A mon arrivée à la faculté de Reims, il n’y avait que très peu de moyens de communication. Etudiante boursière, avec des moyens financiers extrêmement limités, je n’avais qu’une seule place à occuper, celle des bancs de l’université. J’y ai trouvé un écosystème idéal pour apprendre. La France est un pays qui m’a transmis la valeur du travail, la conscience professionnelle et l’éthique, éléments qui ont été déterminants dans ma réussite personnelle. En persévérant, on nous apprend une rigueur motrice, élément clé de la réussite professionnelle. J’ai aussi reçu la leçon la plus importante pour une profession humaine : donner de la valeur à la vie de l’autre et se mettre au service de l’autre, un acte fondamentalement citoyen. Il ne faut jamais perdre de vue ces notions et respecter l’éthique afin de ne jamais déraper dans le gain.
De notre temps, face à un conseil, nous étions tenus à adapter notre langage à celui du patient. Ce métier sollicite un sens de l’observation et de l’écoute important, il faut essayer de comprendre le profil auquel correspond le malade, s’assurer qu’il puisse s’exprimer et surtout à adapter constamment son langage au patient. Lorsque j’ai un client en face de moi, je le considère avant tout comme un être humain. Je cherche à le soulager en prenant compte de sa situation financière, puisque la maladie engendre systématiquement des frais. Analyses, consultations, frais de déplacement, d’hospitalisation sont autant d'éléments qui entourent le patient, il faut agir de façon proactive, anticiper ses besoins en essayant de conseiller et de minimiser les coûts liés à l’achat de médicaments. Consciente de la précarité morale et matérielle, je cherche au mieux à atténuer le malaise et ce avec un minimum de compassion en agissant avec les chiffres. Si l’intérêt pécuniaire écrase l’accomplissement individuel, le pharmacien devient simple vendeur, oubliant l’essence même du professionnalisme et creuse sa propre tombe puisqu’il n’est plus indispensable.
Aujourd’hui, la profession tend à se déshumaniser et je pense pouvoir vous expliquer cela. Profitant pendant longtemps de l’assistanat de l’Etat, le secteur n’a pas pu prendre conscience des effets de la globalisation et du développement de la grande consommation. Le Maroc a vu son système économique radicalement changer, et ce depuis 20 ans. Seulement, les pharmaciens n’ont pas dû anticiper ces mutations économiques, les officines se sont démultipliées avec la prévalence de la concurrence, dévalorisant par la même occasion un métier qui demande de la discipline et un grand sens de l’écoute. Rien n’est perdu, l’histoire se répète, et nous finirons par redéfinir les besoins de la profession.
Non, je ne pense pas qu’il puisse y avoir une influence du genre dans ce domaine, c’est plutôt le fait d’être humaine et de le rester, voilà pourquoi je décris ma profession comme une richesse inépuisable. J’aimerais prôner l'entrepreneuriat social et participatif de la richesse humaine d'une entreprise. Je travaille avec une équipe, et leur bonheur doit passer avant le mien puisqu’ils sont une interface avec le patient. Face à des problèmes, nul ne peut prétendre être réellement productif, c’est aussi une question de rentabilité. J’entretiens une relation privilégiée avec mon personnel, l’équipe n’a d’ailleurs que très peu changé depuis l’ouverture de la pharmacie. Je sais qu’ils ont des frais, fin d’année, rentrée scolaire, fêtes religieuses sont autant de moments qui nous amènent à développer une réelle solidarité. Un sentiment inestimable, la satisfaction d'aider les autres, d'apporter une contribution, aussi minuscule soit-elle, à une cause qui nous semble essentielle. Au Maroc, le malade a un vrai problème de communication avec le médecin. Enfermé dans son mutisme, intimidé par la position du médecin, ce n’est qu’en arrivant à la pharmacie qu’il se permet d’exprimer ses non dits. Je pense que mon métier implique de jouer un rôle social qui devrait être compris, encouragé et reconnu. J’ai vu l’horreur, la douleur et la honte d’une femme battue, cherché à lire dans les silences d’enfants maltraités, de jeunes filles dans l’agonie.
Ne jamais abandonner les études.
Ne jamais avoir d’attentes si ce n’est vis à vis de soi même.
La femme peut toujours s’en sortir, et le travail reste la voie royale pour la construction de soi. Il joue un rôle fondamental dans la fabrication de l’individu et dans la transmission des valeurs. Pour prendre une place dans la société, il faut travailler. Pour une femme analphabète, rester à la maison représente un risque majeur, celui de se perdre plus facilement, entre l’absence de support d’inspiration et l’ennui, père de tous les vices. Que va-t-elle transmettre à ses enfants ? Il faut vulgariser l'éducation, éveiller sur la nutrition de l'enfant, sensibiliser sur les comportements sociaux, requestionner le discours autour de la religion. Que ce soit dans les milieux précaires ou plus aisés, la femme inactive reste une femme passive; chose que je condamne. Je pense qu’il est temps de définir les responsabilités, de s’inscrire dans une logique productive et de transmettre son savoir. Je tenais à cet effet à saluer l’initiative de Michelle Obama, icône du programme «Let girls learn» initiative pour l’éducation des jeunes filles, un programme qu’elle porte depuis son lancement en mars 2015 et qui a prit part à un échange avec des jeunes Marocaines sur les facteurs qui empêchent les filles à poursuivre une éducation de qualité.
Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, les dynamiques d’épanouissement sont avortées par le diktat de la beauté, enfermant la femme dans une torpeur du signe dont elle ne peut s’extraire. Une dynamique éphémère, où elle doit faire face aux exigences de représentation imposées par la société. Oui, l’image est importante, seulement, elle est éphémère, et nous avons un très beau dicton en arabe pour l’illustrer. Le fait d’entreprendre est structurel, et permet de s’inscrire dans une logique à long terme, de transmettre l’amour de bâtir. A l'ère de l'hyper esthétisation de la société, on arrive à l’essoufflement du modèle. La femme entrepreneur n’est plus présentée comme une icône, au vu des statistiques mondiales. On ne présente plus la femme pour son rôle moteur, on préférera une femme produit, quasi synthétique, sans cesse capable d’être faite et contrefaite à une chef de banque par exemple, pour une raison évidente. Il est plus simple d’acheter une image que de fabriquer une réflexion. Promouvoir l’entrepreneuriat féminin, c’est produire des modèles durables, inspirer les générations futures. Construire une culture, se construire une identité, aller vers une figure décompléxée de la femme en tant qu’actant du développement du pays. Le travail est vecteur d’affirmation, il permet de valoriser la personnalité de tout un chacun, et encore plus lorsqu’il s’agit d’une femme.
Fadela Laraqui Houssaini
Née à Fès
Vit à: Rabat
Profession : Pharmacienne